L’Europe qui vient – La question que Perceval ne posa pas

Plus tard vient le chevalier errant. C’est au temps où, bien après les chants des bardes, les manuscrits s’échangent à travers le continent dans la poésie des races celtiques. Bien calés en ballots au fond d’un navire, parmi des sacs d’oignons, un lot de crucifix orfévrés et des barils de porc salé, ils traversent la Manche entre Douvres et Calais ou bien le contraire. À flanc de cheval, le temps de grimper sur un bac ils passent le Rhin ou le Danube, d’un monastère à un château fort et d’une cour royale à un ermitage de la forêt de Northumberland :

— Va chercher du parchemin et de l’encre, j’ai encore beaucoup à te dicter que tu écriras dans ton livre.

Ah ! Perceval, la Fortune est chauve par derrière, chevelue par devant. Elle n’aime pas les lâches, saisis ta chance. Quel est ton nom ? Longtemps, en à-valoir de la gloire, dévalant des vaux d’Avalon le chevalier va dans la vaste forêt, son cheval marche, marche, lui regarde vers le ciel à travers les hautes branches des sapins et les frondaisons des chênes, il pense à sa mission terrestre et céleste. Il va, il vient, Perceval sans retour, à travers vallées, halliers, rivières, clairières, fondrières, à la recherche du château magique, le frôlant plus d’une fois, s’en éloignant, s’en rapprochant de nouveau, comme dans ces jeux d’enfants qui se pratiquent les yeux bandés, guidé par les voix alentour vers un objet insaisissable. Il est possible que le but de la quête se tienne là, tout près de la main, invisible, dans une aveuglante proximité, telle cette réalité qui échappe aux physiciens modernes mais aussi aux poètes maladroits. Après des jours de pérégrination, au détour d’un rocher, derrière un massif de saules, apparaît une rivière au fil de laquelle une barque descend, portant deux hommes. Au milieu de l’eau, ils jettent l’ancre. Se tenant à l’écart, le plus âgé lance une ligne et pêche. Sur la rive, le jeune chevalier leur crie :

— Y-a-t-il par ici, seigneurs, un gué ou un pont par où traverser ?

— Non, frère, tu ne trouveras ni pont, ni gué, ni bac par ici. Impossible de traverser à cheval.

— Alors, savez-vous où je puis loger cette nuit ?

— Venez chez moi, dit le plus âgé. Grimpez par cette brèche dans la roche et là-haut vous verrez ma maison, entre la rivière et les bois.

Le jeune homme atteint le sommet. De là-haut il ne voit que le ciel moutonneux au-dessus et la forêt moutonnante au-dessous.

— Qu’est-ce que je suis venu chercher ici ? se demande-t-il. Musardie et bricoingne, rien de plus. Il m’a bien eu ce vieux pêcheur avec sa maison.

Il aperçoit alors au fond d’un vallon le sommet d’une magnifique tour carrée ainsi que quatre tourelles en pierre grise. Aussi dirige-t-il son cheval dans cette direction, jusqu’à la porte dont le pont-levis baissé l’invite à entrer. Dans la cour, quatre valets viennent à lui, deux le désarment, un autre emmène son cheval pour le soigner tandis que le quatrième lui jette un manteau d’écarlate tout neuf sur les épaules. Après quoi ils l’accompagnent dans la grande salle du château. Allongé sur un lit, appuyé sur son coude, le gentilhomme âgé qu’il avait croisé sur la rivière, de belle prestance, l’attend devant un grand feu dans une immense cheminée :

— Ne m’en veuillez pas, je suis souffrant et ne peux me lever, dit le vieil homme.

Il l’invite à s’asseoir près de lui et l’interroge sur son voyage. Tandis qu’ils parlent, voici qu’un valet entre, portant une épée qu’il remet au vieux seigneur. Ce dernier la regarde, la soupèse, en admire la facture et la solidité, puis en fait don au jeune étranger :

— Beau seigneur dit-il, cette épée vous est destinée, prenez-la, essayez-la.

L’autre remercie, la ceint, la tire du fourreau et la rengaine. À ce maniement, tous constatent qu’elle paraît lui appartenir depuis toujours. La salle rayonne de lumière. Alors que la conversation reprend, voici qu’un autre valet entre, porteur d’une lance qu’il tient par le milieu. Une goutte de sang perle à la pointe du fer et coule le long du bois jusqu’à sa main. À cette merveille, le jeune étranger se tait. Il ne pose aucune question. Deux autres valets entrent à leur tour, porteurs chacun d’un splendide chandelier d’au moins dix chandelles et tout en or. Suit une belle jeune fille, délicate, gracieuse, porteuse d’un graal. Une immense clarté envahit la salle. Vient une seconde jeune fille, porteuse, elle, d’un plat d’argent. Le graal est d’or pur rehaussé des pierres les plus précieuses. Tout comme la lance, il traverse la salle et disparaît. Lui ne pose aucune question. Le seigneur fait alors apporter de l’eau. Son jeune hôte et lui-même se lavent les mains. Il ordonne de dresser la table, recouverte d’une nappe blanche. Est d’abord servi sur un plat d’argent un cuissot de cerf cuit dans la graisse et assaisonné de poivre. Les coupes d’or se remplissent de vin clair. Le graal traverse de nouveau la salle. Ainsi à chaque service. Toujours le jeune homme se tait. Il n’ose. Il a appris à ne pas trop parler. Mais trop peu ? Demain, pense-t-il, j’interrogerai les serviteurs. Et il se remet à boire et à manger. Les mets et les vins se succèdent, tous plus succulents. Après ce festin, le vieux seigneur fait apporter un plateau d’échecs tout de marbre marqueté, aux pièces magnifiquement sculptées dans l’ivoire et dans l’ébène. Fatigué par le voyage, alourdi par le vin, le jeune chevalier peine à se concentrer. Ses défenses se trouvent bientôt enfoncées. Ses pions clairsemés. Sa dame menacée. Comme dans les rêves où les coups ne portent que dans le vide, tous ses mouvements sont dépourvus de force et son roi, comme paralysé, impuissant, se trouve acculé au fond de la soixante-quatrième case :

— Mort au roi ! s’exclame le gentilhomme.

Puis, il l’invite à s’aller coucher dans la salle voisine. Quant à lui, quatre serviteurs le portent jusqu’à sa chambre. Servi par d’autres valets qui le déshabillent, le jeune homme se couche dans les fins draps de lin et s’endort. Au matin, s’éveillant, il se trouve seul. Nul serviteur. Il se lève, regarde dans la salle. Personne. Il appelle. Pas de réponse. Il s’habille, se chausse et sans aide revêt son armure. Par la grande salle il regagne l’escalier qui résonne sous ses pas. Descend sur la place. Déserte. Son cheval, tout équipé, l’attend près du perron. Un immense silence. Le jeune chevalier grimpe sur sa monture qui se met au pas. Le choc des sabots retentit d’un son mat dans la cage de la grande cour. Il repense au passage du graal, à la question qu’il ne posa pas. Le pont-levis s’abaisse devant lui. Son cheval s’élance et saute. Heureusement, car déjà le pont se referme d’un coup derrière lui. Il se retourne et crie :

— Eh, toi ! Montre-toi un peu, j’ai quelque chose à te demander.

Personne ne répond. Au loin sonnent les cloches assourdies de la retentivité. Il s’éloigne. Mais pourquoi Perceval n’a-t-il posé aucune question ?

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