M’intéressant au poète Victor Segalen, je lis à la rubrique « Imaginaire » de ses multiples chantiers inachevés, son Essai sur le mystérieux. En 1909, lors d’un voyage à travers la Chine avec son ami Auguste Gilbert de Voisins, Segalen jette les linéaments d’une théorie du « mystérieux » en prolongement de son Essai sur l’exotisme, lui aussi inachevé. Cette investigation nouvelle croise son interrogation de l’opposition entre le « réel » et l’« imaginaire » qui court à travers toute son œuvre. Plus précisément, Segalen tente d’approcher le « moment mystérieux » en repérant son irruption dans l’antagonisme entre le réel et l’irréel : « Ces deux mondes, […] le connu et l’inconnaissable, ne sont que l’avers et le revers frappés en même temps aux deux faces de l’existence, et qui, partout unis sur le pourtour de la médaille, enchaînés par la circonférence indéfinie qui les unit et les limite, entrent incessamment en conflit. ‒ Et ce conflit fait tout l’objet de cette étude : on le nommera : le Moment Mystérieux. »
Segalen meurt en 1919, dans la forêt du Huelgoat, en Bretagne, et dans des circonstances à même de porter ce « Moment Mystérieux » à son acmé par le caractère indécidable de sa fin, accident ou suicide ? Cette même année 1919, Sigmund Freud fait paraître son essai L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) dans la revue Imago. De la coïncidence de ces dates gardons nous de tirer aucun frisson d’« inquiétante étrangeté » ! En revanche, le rapprochement du « Moment Mystérieux » selon le poète et de l’« inquiétante étrangeté » selon le psychanalyste, entrouvre les voies de la connaissance de nous-mêmes. Au terme de son enquête sémantique, Freud définit l’« inquiétante étrangeté » dans le prolongement de sa théorie du refoulement, comme un sentiment d’angoisse résultant « d’un familier devenu étranger » par le travail psychique d’enfouissement dans l’inconscient. Pour l’établir, il explore le sens de « heimlich » (ce qui appartient à la maison, à la famille, à l’intimité du foyer) opposé à son antonyme « un-heimich » (inquiétant, peu rassurant, mystérieux). Or, remarque Freud, de heimlich un glissement s’observe depuis le « familier » vers le « secret, caché, dissimulé » exprimé dans l’adjectif geheim. Ainsi, constate Freud en citant Schelling, devient unheimich ce qui « devait demeurer secret et en est sorti » ou, se référant au Deutsches Wörterbuch, le fameux dictionnaire de Jacob et Wilhelm Grimm : « […] à partir du natal [heimatlich] […] se développe par dérivation le concept de ce qui est soustrait à des yeux étrangers, dissimulé, secret [geheim] […]. » De sorte que, conclut Freud, heimlich est un mot dont la signification évolue en direction d’une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. »
Par parenthèse, notons que cette ambivalence éclate dans l’horreur si l’on considère le spectre sémantique qui relie le « heim » du pays natal (Heimat) (la patrie), au « heim » du secret (Geheimnis), dans le dévoiement nazi de la Heimat en un nationalisme biologique aboutissant au « Geheimnis », le lourd secret requis par Himmler de ses SS – acronyme de « Schutzstaffel » qui porte la notion de « protection » ! – dans ses discours dits « de Posen » des 4 et 6 novembre 1943 : « […] que nous emportions notre secret avec nous dans la tombe », secret devant entourer les tueries exterminatrices du peuple juif.
Poursuivons. Le « moment mystérieux » selon Segalen, comme l’« inquiétante étrangeté » selon Freud, offrent tous deux la caractéristique d’un franchissement, du connu à l’iconnu, ou bien du réel à l’iréel chez le premier, de l’inconscient vers le conscient chez le second : « […] un effet d’inquiétante étrangeté se produit, note Freud, quand la frontière entre fantaisie et réalité se trouve effacée […]. » La ressemblance entre « moment mystérieux » et « inquiétante étrangeté » conduit aussi à en dessiner les différences : si pour Segalen le passage entre le réel et l’imaginaire dans le moment mystérieux est réversible, du réel vers l’invisible aussi bien que de l’imaginaire vers la vie courante, pour Freud l’« inquiétante étrangeté » « est une variété particulière de l’effrayant qui remonte à un depuis longtemps […] familier ». Le psychanalyste s’attache par priorité au surgissement du symptôme depuis les profondeurs de l’inconscient à partir de l’histoire psychique quand le poète regarde d’abord la perméabilité entre le « dehors » et le « dedans », ou bien la relation sujet-objet en termes philosophiques.
Le conflit est inhérent à la théorie du refoulement dont l’« inquiétante étrangeté » constitue une manifestation. De plus, l’un comme l’autre admettent l’impossibilité d’une définition achevée : « Et ce conflit […], conclut Segalen, on le nommera : le Moment Mystérieux. – Le définir serait illusoire – » ; « […] ce mot, ajoute Freud en écho, n’est pas toujours employé dans un sens dont on puisse donner une définition précise […]. »
Afin d’avancer vers leur objet, les deux auteurs recourent à des exemples littéraires. Si Segalen cite davantage d’écrivains français, tels Baudelaire, Nerval ou Mérimée, Freud des écrivains allemands ou autrichiens, tels Goethe, Schiller ou Schnitzler, remarquons que tous deux citent Shakespeare, Hamlet et Macbeth, mas aussi Le Fantôme de Canterville d’Oscar Wilde et surtout le maître fantastique E.T.A. Hoffmann. Freud propose une analyse de son conte intitulé L’Homme au sable, tout entier hanté par l’angoisse de la perte des yeux. Deux personnages, l’un maléfique nommé Coppélius, l’autre bénéfique, Coppola, se disputent le sort du personnage principal. Indépendamment des conclusions que Freud tire de ce récit, notons par convergence que Segalen mentionne, parmi le corpus des œuvres douées de la capacité à faire surgir le « mystérieux », le ballet Coppélia, la fille aux yeux d’émail tiré du conte de Hoffmann. Au-delà des thèmes littéraires communs, Segalen comme Freud interrogent les procédés narratifs : tous deux repèrent, entre autres, l’importance accordée à la place du narrateur. Segalen : « Le Moment Mystérieux peut naître […] d’un simple déplacement du point de vue par changement dans le choix ordinaire du personnage narrateur » ; Freud : « […] l’auteur lui-même fait douter si nous avons affaire à un premier délire du jeune garçon en proie à l’angoisse, ou à un compte rendu qui doit être conçu comme réel dans l’univers descriptif du récit. »
Plus profondément, s’agissant de la relation avec le divin et la religion, Segalen exclut ce domaine de son « mystérieux » : « La Révélation, l’objet de la Révélation ne comporte aucun Mystérieux. Mais le comment de la Révélation. » À partir de ce point d’appui, une réflexion s’ouvre sur la notion de « figure » : Freud, citant Schelling, constate que le divin se voile d’une certaine un-heimlichkeit et que – suivant de nouveau les frères Grimm – heimlich désigne par surcroît la connaissance mystique, allégorique, que porte le terme figuratus. Ainsi, de tous les auteurs du XVIIe siècle susceptibles de porter le « mystérieux », Segalen ne retient que Pascal, penseur de la figure qui « porte absence et présence. »
Au terme de leurs investigations littéraires, Segalen comme Freud buttent sur une limite : le premier constate qu’il convient de distinguer le « mystérieux » dans la fiction du « mystérieux » vécu ; le second note, de manière identique la non-coïncidence entre « inquiétante étrangeté » littéraire et « inquiétante étrangeté vécue », « car le royaume de l’imagination présuppose pour sa validité que son contenu soit dispensé de l’épreuve de la réalité. »
Existe-t-il des motifs spécifiques, propices au surgissement des « moments mystérieux » et de l’« inquiétante étrangeté » ? Segalen comme Freud tentent d’en dresser l’inventaire. L’enfance se voit citée par les deux auteurs : « Le Mystérieux devenu incompréhensible pour l’enfant a cependant de profondes et d’exclusives racines enfantines » selon Segalen ; « l’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés […] » remarque Freud. Mais, hormis ce thème de l’enfance, les listes ne coïncident nullement. C’est Freud qui résout cette contradiction en concluant que l’« inquiétante étrangeté » est « soumise à d’autres conditions que celles qui touchent au contenu. » La remarque vaut pour le « moment mystérieux ». Pourtant, tous deux citent le « déjà-vu » pour Segalen ou la « répétition non intentionnelle » pour Freud. Quand ce dernier mentionne le thème du double, le lecteur de Segalen se souvient que son œuvre est habitée par ce thème, depuis Les Cliniciens es-lettres, version éditée de sa thèse de médecine, à son roman Le Fils du Ciel ou bien à l’esquisse de nouvelle intitulée Moi et moi, l’ami d’un soir ; quand le psychanalyste évoque la propension des parties du corps séparées à susciter l’« inquiétante étrangeté », notamment une tête coupée, a fortiori quand cet inanimé se montre doué de vie autonome, le lecteur de Segalen se rappelle la nouvelle intitulée La Tête : le chef d’une statue de Bouddha, détaché du corps de bois sculpté, se met non seulement à dévaler d’elle-même une pente, mais, fait extraordinaire, continue de rouler pour grimper la colline suivante, en transgression de toute loi physique. Enfin, chez l’un comme chez l’autre, la réflexion sur les phénomènes voisins et partiellement confondus du « moment mystérieux » et de l’« inquiétante étrangeté » se clôt en suspens sur une même évocation du silence : « Le Mystérieux du silence quand se touchent ces deux mondes : celui de l’action, celui de la pensée recueillie » note Segalen ; « Quant à la solitude, au silence et à l’obscurité, nous ne pouvons rien en dire » conclut Freud. Laissons ouvertes, nous aussi, ces quelques remarques parallèles à propos de propositions théoriques proches, formulées par deux personnalités contemporaines, toutes deux médecins de profession, en rappelant que Victor Segalen s’intéressait de près à la « médecine de l’esprit », à la suite du médecin psychiatre Maurice de Fleury par exemple, tout comme Sigmund Freud attachait beaucoup d’attention à la création poétique et signalait justement, au début de son article, venir sur le terrain de l’esthétique. Ainsi, cette convergence confirme la concomitance des investigations intellectuelles chez deux penseurs dans le siècle, partis chacun à la découverte de l’inconnu. C’est ainsi que Henry Bouillier, exégète de l’œuvre de Segalen, a pu qualifier celui-ci, en référence à son exploration physique et spirituelle du monde chinois, de « Marco Polo de l’imaginaire ». Quant à Freud, qui ne dédaignait pas effleurer les comparaisons avec les grands découvreurs, il n’est pas exclu qu’il se soit vu comme un « Christophe Colomb de l’inconscient ». Le « moment mystérieux » et l’« inquiétante étrangeté » continuent de nous indiquer sur la carte de nos expériences deux régions proches et partiellement confondues, à même d’éclairer un peu de notre opacité à nous-mêmes.
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